Du fond des temps, des mythes anciens continuent de nous parvenir et condensent dans un bref récit une image précise de ce que nous vivons. Il en va ainsi d’un petit mythe peu connu, celui d’Érysichthon. Ce sont le poète hellénistique Callimaque et le poète romain Ovide qui nous l’ont transmis, avec quelques variantes. Érysichthon était le fils de Triopas, devenu roi de Thessalie après en avoir chassé les habitants autochtones, les Pélasges. Ces derniers avaient consacré un bois magnifique à Déméter, la déesse des moissons. En son centre s’élevait un arbre gigantesque et les dryades, les nymphes des forêts, dansaient à l’ombre de ses branches. Érysichthon, désireux d’en faire des planchers pour la construction de son palais, s’y rendit un jour avec des serfs armés de haches et commença à l’abattre. Déméter elle-même lui apparut alors, sous les traits d’une de ses prêtresses, pour l’inviter à renoncer. Érysichthon lui répondit avec mépris, mais les serfs prirent peur et voulurent éviter le sacrilège. Leur maître saisit alors une cognée et trancha net la tête de l’un d’eux. Il abattit ensuite l’arbre, malgré le sang qui s’en écoulait et une voix qui en sortait pour lui annoncer un châtiment.
Celui-ci ne se fit pas attendre : Déméter lui envoya la Faim personnifiée qui pénétra, à travers le souffle, dans le corps du coupable. Ce dernier fut alors saisi d’une fringale que rien ne pourrait plus apaiser : plus il mangeait, plus il avait faim. Il avala toutes ses provisions, ses troupeaux et ses chevaux de course, mais ses entrailles restaient vides et il dépérissait peu à peu…
Anselm Jappe – Prologue : D’un roi qui s’autodévora (2017)
Erysichthon-EnglishErysichthon-le-sacrilege
The-Curious-Case-of-Erysichthon
Bien qu’au premier abord la légende d’Érysichthon paraisse éloignée du corpus des mythes agraires, Érysichthon est bien à ancrer au cycle de Déméter. Il s’y rattache notamment par l’étymologie du nom du héros qui en fait une personnification du laboureur (en grec Erusi-chthôn : qui fend la terre) et aussi par la faim qui est utilisée comme punition (en Sicile on trouve une tradition qui fait de la fringale personnifiée Adêphagia, un agent des vengeances de la déesse).
Le mythe du laboureur Érysichthon est à rapprocher du mythe de Iasion (le semeur), plus particulièrement des versions où Iasion viole la déesse. Il est possible que les deux mythes soit des divergences d’un même mythe beaucoup plus ancien. Dans ces deux cas, l’agriculture est « vue » comme une violence ou un acte sacrilège fait aux dieux. Rappelons que le défrichement est souvent la première étape pour rendre une terre arable.
